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27/08/2012

Morceaux choisis - Lucile Bordes

Lucile Bordes

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Ecoute bien, mon garçon.

Quand on est enfant, on demande où va la route, et les parents donnent le nom du village d'après, ce qui ne suffit pas, car ce qu'on voudrait savoir, c'est où elle s'arrête. On ne peut pas imaginer qu'il n'y a pas un endroit où elle prenne fin, qu'on ne peut pas en voir le bout. On essaie d'imaginer le bout de la route. Pas les multiples cours de ferme où elle stagne et reflue, pas l'alpage où les bêtes attendent, non, l'endroit où on la perd, quelque chose peut-être de comparable au delta d'un fleuve, où elle redevient terre. 

Quand on est enfant on croit que la route a un début et une fin, on pense qu'on peut la quitter, en sortir. Il doit bien y avoir au bout du monde un bout du monde où la route va, et qu'elle n'aille pas plus loin, et qu'on se tienne au bord comme au bord d'un plongeoir, ou sur la rive d'un cours d'eau d'une main encore accroché aux herbes avant de s'élancer. On rêve à l'endroit où mènent les routes, toutes les routes. Mais elles sont en réalité exactement telles qu'on les dessine enfant, elles vont toutes à un endroit différent, elles sont précises et redoutables comme les serres d'un oiseau de proie, chaque griffe pique un village sur la colline coloriée en vert tendre. On n'en voit pas la fin. C'est toujours le début.

Mon père disait que c'est la roulotte qui fait la route, que dans son village de Normandie, la voie par laquelle papa Chok était arrivé n'existait pas avant qu'il arrive. Il disait que la route était venue le chercher. Moi je suis né sur la route, autant dire nulle part, et quand mon père est mort j'ai compris que c'était moi, le bout de la route, là où les chemins mènent.

Lucile Bordes, Je suis la marquise de Carabas (Liana Levi, 2012) 

image: Le Marionnetiste (gadagne.musees.lyon.fr)

03:32 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature francophone, Morceaux choisis | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; roman; morceaux choisis; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

02/08/2012

Lire les classiques - H.B. dit Stendhal

H.B. dit Stendhal

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Octave regardait les grands yeux d'Armance qui se fixaient sur les siens. Tout à coup ils comprirent un certain bruit qui depuis quelque temps frappait leur oreille sans attirer leur attention. Madame d'Aumale, étonnée de l'absence d'Octave, et trouvant qu'il lui manquait, l'appelait de toutes ses forces. On vous appelle, dit Armance, et le ton de voix brisé avec lequel elle dit ces mots si simples, eût appris à tout autre qu'Octave l'amour qu'on avait pour lui. Mais il était si étonné de ce qui se passait dans son coeur, si troublé par le beau bras d'Armance à peine voilé d'une gaze légère qu'il tenait contre sa poitrine, qu'il n'avait d'attention pour rien. Il était hors de lui, il goûtait les plaisirs de l'amour le plus heureux, et se l'avouait presque. Il regardait le chapeau d'Armance qui était charmant, il regardait ses yeux. 

Jamais Octave ne s'était trouvé dans une position aussi fatale à ses serments contre l'amour. Il avait cru plaisanter comme de coutume avec Armance, et la plaisanterie avait pris tout à coup un tour grave et imprévu. Il se sentait entraîné, il ne raisonnait plus, il était au comble du bonheur. Ce fut un de ces instants rapides que le hasard accorde quelquefois, comme compensation de tant de maux, aux âmes faites pour sentir avec énergie. La vie se presse dans les coeurs, l'amour fait oublier tout ce qui n'est pas divin comme lui, et l'on vit plus en quelques instants que pendant de longues périodes.

H.B. dit Stendhal, Armance (coll. Folio/Gallimard, 1975)

image: Marie Laurencin, Jeune femme (etude-gestas-carrere.com)

30/07/2012

Morceaux choisis - Jayne Anne Phillips

Jayne Anne Phillips

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La rivière tourbillonne, elle tourbillone encore. Le train commence à chuchoter dans les pierres. Alors il commence à parler et à parler encore.

Lark, confie-lui tes sandales, avant que le train arrive. Je ferai ce que tu diras. Tout ce que tu diras. Tu en as envie. En fait, tu en as envie tous les jours, exactement comme moi. Il les entend. Leur souffle, c'est comme un bain entre eux deux, profond comme la rivière et toujours en mouvement.

Alors garde tes vêtements. Je sais à quoi tu ressembles, mais pas en entier d'un coup. Je vais me tenir tranquille, plus bouger du tout. Voilà le train, vas-y maintenant. Confie-lui tes chaussures.

Les sandales de Lark sont douces et tièdes, le cuir a pris la forme de ses pieds, il est tout usé et luisant, et les sangles sont assez épaisses pour bien tenir dans la main. Le sol tremble et la pierre du tunnel se met à résonner à fond avant que le train finisse de s'approcher. Le train rugit de plus en plus fort jusqu'à ce qu'en face de lui la rivière devienne toute noire. L'ilôt couvert de broussailles au milieu de l'eau disparaît comme s'il coulait à pic, il ne voit plus ses contours brouillés et il n'entend plus les roseaux qui craquent et qui se couchent sur la berge boueuse. Au fond de lui le train s'illumine, il vrombit dans son ventre et le traverse avec tant de force qu'il doit ouvrir la bouche pour reprendre son souffle. Le tunnel est vide et plein à la fois, si vide qu'il plonge jusqu'au fond. Le chariot tourne sur lui-même comme un membre puissant et il le pousse toujours plus loin, toujours plus profond. Il y a une image au milieu de tout ce fracas, un tunnel à l'intérieur du tunnel. Il s'est déjà trouvé face à elle et chaque fois il regarde plus attentivement et alors, il voit. Il y a des gens endormis partout, des gens empilés les uns sur les autres. Les corps sont toujours là, ils sont tellement nombreux sous le tunnel quand le train passe au-dessus, des corps éparpillés et immobiles, et qui ne remuent plus qu'à peine. Le train les charrie, les soulève, les découvre et les agite. Ils savent qu'il les voit mais ils ne peuvent rien dire, ils ne peuvent rien voir. Aucun bruit, à part le rugissement du train qui les soulève, les paupières toujours closes, l'un après l'autre, comme les pages d'un livre. Un corps se relève et se tourne vers lui, la silhouette d'un homme ouvre ses mains qui luisent dans le noir comme pour se prouver qu'il peut le faire. La douce lueur se transforme en une lumière qui étincelle pareille à un brasier blanc et la chamade commence: des coups qui cognent encore jusqu'à ce que le train s'éloigne, qu'il file là où aucun d'eux ne peut plus l'atteindre.

Termite? Le train est parti. Lark dit tu m'entends. Tu m'entends? Respire maintenant. Termite. Plus de train pour aujourd'hui. Lâche les sandales de Lark et on ira nager. Les garçons peuvent se baigner nus. Je te tiens comme il faut, tu vois? Je sais que tu voudrais que le train revienne, mais il est déjà loin.

Jayne Anne Phillips, Lark et Termite (coll. 10-18/UGE, 2011)

traduit de l'américain par Marc Amfreville

image: autismeinfantile.com

19/07/2012

Morceaux choisis - Laurent Gaudé

Laurent Gaudé

littérature; roman; morceaux choisis; livres

Le vent est doux. Me voici arrivé à Càlena. j'ai garé la voiture sur le petit parterre de gravier, au pied de l'abbaye. Tout est calme et la nuit est immobile. Les oliviers font un léger murmure de feuillage. L'abbaye est là, silencieuse et sombre. Je fais le tour du mur. Il est trop haut pour que je puisse apercevoir la cour intérieure. L'épaisse porte en bois est vérouillée. On dirait une forteresse à l'abandon.

Une immense tristesse m'étreint. Je n'escaladerai pas le mur. Je veux juste marcher. Un champ d'oliviers monte à flanc de colline. Il me semble parfois entendre le bruit lointain des vagues. Le calme de la terre qui m'entoure me passe dans les veines. Je n'ai plus peur. Je ne suis plus fébrile. Je m'agenouille au pied d'un olivier et je sors le dernier doigt de Cullaccio. Je le pose là, dans la terre de Càlena, pour que mon père le sente et s'en réjouisse. Je l'ai apporté comme un présent. Durant tout le voyage, je me suis fait une joie de lui montrer ce que j'avais fait. Qu'il sache que son fils était devenu un homme et qu'il se chargeait de solder les vieilles vengeances. Mais il n'y a pas de joie. Je pose le doigt dans la terre sèche de Càlena et je sais que je ne descendrai pas. Je voulais trouver l'entrée des Enfers, aller chercher mon père comme il l'avait fait avec moi. Je voulais le ramener à la vie mais je ne suis pas aussi fort que lui. Je trébuche et j'hésite. J'ai, au fond de moi, une peur que rien n'éteint.

Alors je reste là, à genoux devant l'abbaye, et je sais qu'il n'y aura pas de porte pour moi. Je n'aurai pas la force d'affronter les ombres. Elles me happeraient, me tireraient à elles, m'avaleraient et je n'y résisterais pas. Je suis faible. La vie m'a fait ainsi. Je suis un enfant blessé au ventre, un enfant qui pleure aux Enfers, terrifié par ce qui l'entoure. Pardonne-moi, mon père. Je suis venu jusqu'ici mais je ne descendrai pas. Les oliviers me contemplent en souriant avec lenteur. Je suis trop petit et mon souffle se perd dans l'air humide des collines. 

Laurent Gaudé, La Porte des Enfers (coll. Babel/Actes Sud, 2010)

image:  Historical pictures archives / Corbis

03:42 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature francophone, Morceaux choisis | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; roman; morceaux choisis; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

12/07/2012

Morceaux choisis - Joyce Carol Oates

Joyce Carol Oates

littérature; roman; morceaux choisis; livres

Elle est toujours là, toujours là! Elle me rôde dans la tête. Elle était déjà femme à l'âge de douze ans, c'est évident. elle savait tout! Elle savait tout à l'âge de onze ans, de dix ans! Ses yeux de miel, ses cheveux frisés, son doux sourire idiot... Une petite reine des terrains de jeux, provoquant les garçons. Oh! comme j'aimerais remonter dans le temps pour la voir grimper en haut du toboggan, marquer une pause, le regard d'une insolence royale, puis accroupir sa petite personne comme une substance précieuse, et entamer la glissade d'une poussée... Me lever de dessous le toboggan en aigle vengeur, l'oeil narquois, méchant, l'attraper par les jambes quand elle arrive au niveau de cette bosse à mi-pente et la faire valser! Ou bien, mieux encore, renverser l'échafaudage: voir l'énorme chose rouillée tomber très lentement, s'écraser sur elle. Voilà.

Je suis toujours là... Oui, je l'entends roucouler dans ma tête, tandis qu'éveillé la nuit dans mon lit je cherche désespérément comment changer ma vie. Sa vie à elle n'a pas besoin d'être changée. L'autre soir, alors qu'ils m'avaient invité à un dîner aux sphaghetti, elle a dit en plein devant X...: "En Californie, le chiffre des divorces a fini par rattraper celui des mariages. Je pensais au divorce comme ça, à titre théorique. J'imaginais à quel point cela nous remettrait en question, nous obligerait à nous regarder en face, sous un jour cruel..." Mais elle ne faisait que jouer, se jouer de X... Elle ne divorcera jamais de lui. Ni lui d'elle.

Ou bien se jouent-ils tous deux de moi?

De biais, je la vois me sourire. J'ai l'impression qu'elle me fait un clin d'oeil. Mais elle déclare simplement d'un ton innocent: "Alan, reprends donc de la salade. J'ai fait cet assaisonnement exprès pour toi."

Joyce Carol Oates, Corps (Stock, 1973)

traduit de l'américain par Céline Zins 

image: Carroll Baker et Eli Wallach / Elia Kazan, Baby Doll (1956)

16:56 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature étrangère, Morceaux choisis | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; roman; morceaux choisis; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

28/06/2012

Morceaux choisis - François Mauriac

François Mauriac

François Mauriac 5.jpg

Fernand regarda autour de lui: c'est bien la chambre où Mathilde est morte. Voici le cadre en coquillages où elle ne sourit pas. Un oiseau grimpeur chante avec sa voix de printemps. Matinée pleine de fumée et de soleil. Pour rejoindre Mathilde, il lui faut remonter des profondeurs de sa vie à l'extrême surface du passé le plus proche. Il essaie de s'attendrir, songeant comme ils ont peu vécu ensemble. Maintenant la bru n'a plus sur la belle-mère l'avantage d'être morte: sa vieille ennemie l'a rejointe dans le troisième caveau à gauche, contre le mur du fond. L'une et l'autre appatiennent désormais à ce qui n'est plus; et Fernand s'irrite de la petite part de sa vie dévolue à l'épouse, alors que la mère couvre de son ombre énorme toutes les années finies.

Il achève de s'habiller, erre au jardin, regarde à la dérobée la fenêtre du bureau où ne l'irritera plus une vieille tête à l'affût. Est-ce parce qu'il ne se sait plus ainsi épié, qu'il éprouve si peu le désir de rejoindre Mathilde? Fallait-il que cet immense amour obsédant de sa mère le cernât de ses flammes pour que, traqué, il descendit en lui-même jusqu'à Mathilde? Voici que l'incendie est éteint. Ce brasier, qui le rendait furieux, soudain le laisse grelottant au milieu de cendres. Il existe des hommes qui ne sont capables d'aimer que contre quelqu'un. Ce qui les fouette en avant vers une autre, c'est le gémissment de celle qu'ils délaissent.

François Mauriac,  Génitrix (coll. Livre de Poche/LGF, 1979)

12/06/2012

Morceaux choisis - Michael Cunningham

Michael Cunningham

littérature; roman; morceaux choisis; livres

pour Thierry DS

Il est possible de mourir. Laura pense soudain qu'elle peut - que n'importe qui peut - faire un tel choix. C'est une idée insensée, vertigineuse, quelque peu désincarnée, qui se profile dans son esprit, faiblement mais distinctement, comme le lointain grésillement d'une voix à la radio. Elle pourrait décider de mourir. C'est une notion abstraite, tremblotante, pas vraiment morbide. Les chambres d'hôtel sont des lieux où les gens accomplissent ce genre de choses, n'est-ce pas? Il est possible - cela n'aurait rien d'invraisemblable - que quelqu'un ait mis fin à ses jours ici-même, dans cette pièce, sur ce lit. Quelqu'un a dit: ça suffit, j'arrête; quelqu'un a regardé une dernière fois ces murs blancs, ce plafond blanc et lisse. En allant dans un hôtel, c'est évident, vous laissez derrière vous les détails de votre vie, et pénétrez dans une zone neutre, une chambre immaculée, où mourir n'est pas si étrange.

Ce pourrait être un immense apaisement, se dit-elle; une telle libération: de simplement partir. De dire à tous: Je n'y arrivais pas, vous n'en aviez pas idée; je ne voulais plus continuer. Il y aurait là une beauté effrayante, comme une banquise ou un désert au petit matin. Ele pourrait, ainsi, pénétrer dans cet autre paysage; elle pourrait les laisser tous derrière - son enfant, son mari et Kitty, ses parents, tout le monde - dans ces univers ravagés (il ne retrouvera jamais son unité, il ne sera jamais tout à fait pur), à se dire l'un à l'autre, à dire à ceux qui poseraient la question: Nous pensions qu'elle allait bien, nous pensions que ses chagrins étaient des peines ordinaires. Nous n'avions pas compris.

Elle caresse son ventre. Je ne pourrais jamais. Elle prononce les mots à voix haute dans la chambre silencieuse: "Je ne pourrais jamais." Elle aime la vie, elle l'aime éperdument, du moins à certains moments; et elle tuerait son fils en même temps. Elle tuerait son fils et son mari, et l'autre enfant, qui grandit en elle. Comment s'en remettraient-ils? Rien de ce qu'elle pourrait faire dans sa vie d'épouse ou de mère, rien, aucune défaillance, aucune crise de rage ou de dépression, ne serait comparable à un tel geste. Ce serait tout simplement atroceCela creuserait un trou dans l'atmosphère, à travers lequel tout ce qu'elle a créé - les journées bien ordonnées, les fenêtres éclairées, la table mise pour le dîner - serait à jamais englouti.

Pourtant, elle est contente de savoir (car d'une certaine manière elle sait) qu'il est possible e cesser de vivre. Il est consolant d'être confrontée à la totalité des options; de considérer tous les choix possibles, sans crainte et sans artifice. Elle imagine Virginia Woolf, virginale, l'esprit égaré, vaincue par les impossibles demandes de la vie et de l'art; elle l'imagine entrant dans la rivière, une pierre dans sa poche. Laura continue de caresser son ventre. Ce serait aussi simple, pense-t-elle, que de prendre une chambre dans un hôtel. Aussi simple que ça.

Michael Cunningham, Les heures (coll. 10-18/UGE, 2011)

traduit de l'anglais par Anne Damour

image: Virginia Woolf

23:02 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature étrangère, Morceaux choisis | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; roman; morceaux choisis; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

10/06/2012

Morceaux choisis - Marcel Proust

Marcel Proust

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Cette patrie perdue, les musiciens ne se la rappellent pas, mais chacun d'eux reste toujours inconsciemment accordé en un certain unisson avec elle; il délire de joie quand il chante selon sa patrie, la trahit parfois par amour de la gloire, mais alors en cherchant la gloire il la fuit, et ce n'est qu'en la dédaignant qu'il la trouve, quand il entonne ce chant singulier dont la monotonie - car quel que soit le sujet qu'il traite, il reste identique à soi-même - prouve chez le musicien la fixité des éléments, tout ce résidu réel que nous sommes obligés de garder pour nous-mêmes, que la causerie ne peut transmettre même de l'ami à l'ami, du maître au disciple, de l'amant à la maîtresse, cet ineffable qui différencie qualitativement ce que chacun a senti et qu'il est obligé de laisser au seuil des phrases où il ne peut communiquer avec autrui qu'ense limitant à des points extérieurs communs à tous et sans intérêt, l'art, l'art d'un Vinteuil comme celui d'Elstir, le fait apparaître, extériorisant dans les couleurs du spectre la composition intime de ces mondes que nous appelons les individus, et que sans l'art nous ne connaîtrions jamais? Des ailes, un autre appareil respiratoire, et qui nous permissent de traverser l'immensité, ne nous serviraient à rien, car si nous allons dans Mars et dans Vénus en gardant les mêmes sens, ils revêtiraient du même aspect que les choses de la Terre tout ce que nous pourrions voir. Le seul véritable voyage, le seul bain de Jouvence, ce ne serait pas d'aller vers de nouveaux paysages, mais d'avoir d'autres yeux, de voir l'univers avec les yeux d'un autre, de cent autres, de voir les cent univers que chacun d'eux voit, que chacun d'eux est; et cela nous le pouvons avec un Elstir, avec un Vinteuil, avec leurs pareils, nous volons vraiment d'étoiles en étoiles.

Marcel Proust, A la recherche du temps perdu - La prisonnière (Bibliothèque de la Pléiade/Gallimard, 1954)

image: http://sososan.wordpress.com

23:19 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature francophone, Marcel Proust, Musica présente | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; roman; morceaux choisis; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

31/05/2012

Morceaux choisis - Nina Bouraoui

Nina Bouraoui

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Regardez nos âmes! elles sont gangrenées, sondez nos esprits au lieu de vous engouffrer amers et désireux dans notre cavité, impasse aspirante et inspiratrice! oui le corps reste intact mais bon Dieu, la pureté ne se borne pas à un dérisoire écoulement de sang! La nuit le rideau se déchire et je les entends ces hyènes affamées, ces prétendues figures de vertu! La toile de muqueuse se déchire par les branles de l'esprit, et nos plaintes narguent la jeunesse de la rue sans femme; pauvres mâles, pauvres vieux, pauvre père, comme je vous plains!

Un message? Oui. Descendez de vos tanières, ne perdons plus notre temps et le leur, désorientons avec courage le cours de la tradition, nos moeurs et leurs valeurs, arrachons rideaux et voiles pour joindre nos corps!

Et un carnaval de mains brisera les vitres, brisera le silence. 

Nina Bouraoui, La voyeuse interdite (coll. Folio/Gallimard, 1993)

01:03 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature francophone, Morceaux choisis | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; roman; morceaux choisis; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

29/05/2012

Morceaux choisis - Alexandre Kalda

Alexandre Kalda

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Il se remit à danser, seul, au milieu de la rue, au coeur de la nuit, à danser devant la mort, et il était comme un étalon sauvage et il se cabrait et ruait et semblait galoper sur place et le visage tendu vers le ciel, les bras ouverts, il poursuivait sa danse forcenée, et l'air qu'il avalait lui crevait la poitrine, et son coeur explosait, et son sang mugissait, et il continuait de danser, et son coeur battait si violemment, catapultant la nuit à travers ses membres, salut la nuit, et la nuit qui cesse enfin d'être la nuit, et le coeur qui trouve enfin le moyen de s'échapper, et le corps qui s'échappe lui aussi et s'envole. 

Laurent parvint à faire encore un tour sur lui-même, lent, lent et lourd, d'oiseau frappé en plein vol, et il sourit d'un sourire que personne ne discerna, il ouvrit la bouche, renversa davantage la tête en arrière, tendit davantage les bras. Il n'entendait plus la musique, il n'entendit pas non plus le hurlement d'épouvante que, soudain, poussa la foule. Il sentit seulement ses genoux fléchir, des étoiles partaient dans tous les sens, des soleils éclataient, il gardait les yeux ouverts comme sur mille soleils et ne voyait plus rien. Il s'écroula d'un bloc avant que Gaïa n'ait pu le rejoindre pour le soutenir. 

Et quelle différence cela faisait-il que, juste avant, une détonation eût retenti et qu'une tache de sang se fût élargie sur sa poitrine? Gaïa s'agenouilla lentement près de lui et lui prit le visage entre les mains. Et elle se mit à chanter. 

Alexandre Kalda, Le vertige (Albin Michel, 1969)

image: Saint-Germain des Près (picspics.fr)

01:02 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature francophone, Morceaux choisis | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; roman; morceaux choisis; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |